Apprentissage posthume
Nouvelle
Une tasse de porcelaine à la main, Jeanne se dirige vers la serre,
ancienne officine de sa grand-mère. Les derniers rayons de soleil
de cet après-midi hivernal soulignent la pièce d’une aura orangée.
Elle jette un dernier regard attendri à son grand-père assoupi sur le
fauteuil du salon.
Cette vision la conforte : elle a bien fait de revenir
à Dublin.
Elle pousse la porte vitrée ; mille et unes senteurs viennent titiller
ses narines et provoquent un assaut de souvenirs. Bien que dix
années se soient écoulées, ils sont intacts. Son apprentissage auprès
de la grande prêtresse défile dans sa mémoire tandis qu’elle investit
la pièce. Ses heures passées à classer les herbes, construire un autel,
apprendre les sortilèges … sont palpables. Sa main caresse la dalle
de pierre en surplomb du petit bassin où coule une fontaine. Des
fougères ont recouvert les outils que la prêtresse a laissés. Assise
sur le parapet, son regard balaye la pièce chargée d’une atmosphère
si particulière. Végétaux et minéraux se fondent pour créer un
décor enchanté. Seuls quelques meubles ouvragés témoignent du
passage de l’humain. Le cœur de la jeune fille manque un battement
lorsqu’elle découvre le pupitre de fer forgé sur lequel trône le
Grimoire.
Jeanne approche une main tremblante de la couverture. Un
entrelacs de fleurs séchées dépasse de l’opuscule.
La jeune fille
ouvre à la page indiquée : l’écriture fine de sa grand-mère apparait.
Cette image réveille le souvenir de son apprentissage : " La magie n’exige pas toujours de rituels consignés dans ce grimoire.
Bien sûr les pouvoirs passifs y sont liés. La combinaison d’une de
ces incantations et la volonté du sorcier libèrent l’énergie nécessaire
à l’aboutissement d’une action. Mais n’oublie pas, quelle que soit ta
demande, visualise toujours la finalité de ta requête !" La théorie avait été étayée par l’anecdote de sa tante Lounaïs qui
n’avait pas anticipé la destination des mûres extraites des scones et
avait repeint toute la salle à manger de tâches violettes. Jeanne avait
alors demandé :
- Quels sont les autres pouvoirs ?
- Nous verrons cela plus tard avait répondu la grande
prêtresse, toujours auréolée de mystère. Chaque chose en son
temps, maitrise les pouvoirs passifs et après nous étudierons
les autres…
Il était impossible de faire changer d’avis cette sorcière entrainée.
Ce n’était pas la première fois qu’elle cantonnait l’adolescente, mais
ce jour-là les digues de la colère avaient cédé, propulsant la jeune fille
dans le premier bateau en partance pour la France !
Echouée à Nantes, Jeanne avait trouvé un travail de traductrice
dans une maison d’édition spécialisée dans les essais scientifiques. Sa
vie était rythmée par ses nombreuses heures au bureau, seul revenu
permettant de louer une petite chambre. Tout avait été planifié afin
qu’aucun imprévu ne bouleverse cet univers aseptisé. Pour ne pas
rêver, le soir elle ingurgitait un somnifère : grâce à lui elle endormait
la frustration laissée par cet apprentissage inachevé, ce don en latence
dont le bourgeonnement avait été la cause d’autant de stress. Cette
existence monotone cessa avec l’arrivée du funeste télégramme : tel un
électrochoc, l’annonce du décès de sa grand-mère la ramena à la vie.
Elle s’était, alors, remémorée la formation reçue auprès de la prêtresse,
avait compris les attentes de cette dernière, les raisons de ses choix. La
vieille dame l’avait préparée patiemment mais à son habitude la jeune
fille avait voulu aller trop vite.
Debout devant le Grimoire Jeanne est prête à poursuivre, elle
pend une longue inspiration et lit :
« Ma chère petite, je suis heureuse que tu sois revenue. Dorénavant
cet ouvrage est à toi, il est ton héritage, je te lègue mon savoir. Avant
toutes choses, afin de conclure notre dernière conversation, sache
que les dons actifs sont une forme de magie dont l’énergie fait partie
du sorcier. Il peut l’actionner par sa seule volonté, il n’a pas besoin
d’incantation. Les plus connus sont la télépathie, la divination… Quel
que soit le don que tu as reçu, n’aies pas peur, les dieux sont là pour te
guider. Vénère-les comme nous l’avons toujours fait et l’équilibre sera
maintenu.
Ta grand-mère qui t’aime ».
Malgré sa tristesse, un sourire étire les lèvres de la jeune fille :
même dans L’Autre Monde sa grand-mère reste sibylline. Le
message s’insinue dans son esprit. Elle le comprend aujourd’hui.
Elle ne l’aurait pu avant. Son parcours l’a construite. Plus jeune, elle
s’était attendue à détenir le pouvoir suprême grâce au Grimoire.
Elle n’avait pas assimilé que la magie n’était pas la finalité. Le livre
est un recueil de textes dont le but est de guider l’aspirant dans la
pratique de sa religion. La magie consiste à mettre en mouvement
les énergies naturelles pour accéder à un changement. Elle est un
outil qui permet de sanctifier les espaces rituels…
« Un rituel n’est pas obligatoirement planifié, il peut être mis en
place à tout moment lorsque tu en ressens le besoin, se souvient-elle.
En revanche célébrer les nuits de pleine lune et les huit jours de pouvoir
t’apporte les repères nécessaires à ton équilibre. Ne les oublie pas… ».
Comment pourrait-elle les oublier, la prêtresse lui avait demandé
d’illustrer chaque sabbat. Elle avait passé de merveilleux après-midi
à peindre, à l’abri du regard intransigeant de la prêtresse, un mât de
mai pour Beltane, des meules de foin pour Lughnasadh, des feuilles
d’automne pour Samhain.
Le choix de la représentation de Yule
avait été plus délicate : elle avait hésité entre le houx et le flocon…
- Flocons qui, en cette fin d’après-midi, ne tarderont pas à
tomber, murmure la jeune fille en découvrant les nuages
bas à travers les grandes baies vitrées.
Jeanne allume la grande bougie sur pied devant le Grimoire.
Avec précaution elle tourne les pages jaunies en quête du passage
sur le solstice d’hiver. Maintenant qu’elle a pris conscience que Yule
approche, elle veut le célébrer et cherche le chapitre s’y référant.
Sur le verso d’une feuille, son illustration apparait, maintenue par
deux bandelettes de papier gommé. Les pigments de son houx sont
toujours aussi vifs. Fière que sa grand-mère ait inclus son dessin
dans son précieux Grimoire elle lit les consignes pour la célébration
du sabbat :
« Yule marque le moment de l’année où l’obscurité est la plus
profonde et le jour, le plus court. Il est coutume d’allumer des feux et
foyers, symboles de la renaissance du soleil, fils de la déesse. »
Elle survole les incantations spécifiques pour lister les instruments
et ingrédients nécessaires pour le lendemain. Par cet acte Jeanne
souhaite enterrer les remords et donner naissance à une nouvelle
ère faite d’amour et de souvenirs. Que s’éteigne la nuit pour que
revienne le jour. La réserve de la prêtresse n’est pas complète,
elle décide donc de faire quelques emplettes. Avant de partir chez
l’apothicaire, elle fait un crochet dans l’aile droite de la demeure où
se trouve la bibliothèque de son grand-père.
- Je sors faire des courses pour la célébration de Yule, as-tu
besoin de quelque chose ?
Absorbé par la lecture de sa dernière acquisition, une traduction
du récit de « la rafle des vaches de Cooley », il fait un signe négatif
de la main. Jeanne reste quelques instants à contempler cet ancien
sénateur irlandais confiné dans son antre de bois brun. La tendresse
emplit le cœur de la jeune fille.
Á l’extérieur, le froid qui sévit ne
l’incite pas à flâner et ses achats sont vite bouclés. Elle profite des
quelques minutes qui lui restent avant la préparation du repas pour retourner dans la serre déballer ses courses et programmer sa
journée du lendemain : dans la matinée, si le temps le permet, elle
ira cueillir les branches de pin, de genévrier et de cèdre. L’aprèsmidi elle confectionnera les bougies et les bâtons d’encens. Tout
doit être prêt pour le 21 décembre !
Le soir venu, Jeanne se vêt d’une longue robe de velours vert
qui souligne sa taille fine. Elle entrelace ses cheveux blonds avec
des branches de lierre, créant un doux contraste. Ainsi parée elle se
rend dans l’officine. Elle installe, sur la dalle de pierre, le chaudron
récupéré dans la remise et éparpille tout autour, les brindilles des
différents arbres. Tremblante elle saisit le briquet et allume les
bougies d’or et d’argent. Le doute l’assaille, sera-t-elle à la hauteur ?
Elle poursuit avec l’encens de cèdre, de pin et de rose. Et si elle
se trompait dans l’incantation ? Elle inspire profondément afin
d’apaiser ses doutes. Un sourire étire ses lèvres : qu’importe sa
requête, la cérémonie ne lui est pas destinée, seule la déesse est
essentielle ce soir. L’huile dans le chaudron s’enflamme lorsqu’elle
frotte le briquet. L’incantation peut commencer !
Malgré la neige qui abonde,
Le froid : je ne m’attriste pas.
Le sommeil couvre le monde
Mais cela aussi, passera.
Le temps passe, tourne la ronde,
La vie succède au trépas.
Malgré la neige qui abonde,
Le froid : je ne m’attriste pas.
Elle reste quelques instants à méditer sur l’éternel cycle : la fin de
la nuit et le retour du soleil. La fin d’une vie, la naissance d’un être.
Son impatience passée, sa volonté de temporiser à présent.
Elle se place face au chaudron et prononce :
Ô dieu ! Par ta venue, inonde
La déesse : réveille-la !
De tes rayons : éclaire-la !
Que ta semence féconde
Malgré la neige qui abonde.
Jeanne s’assoit sur le banc de pierre et regarde les flammes danser.
Elle perd la notion du temps, son esprit voyage au-dessus des cimes
des arbres qui bordent la propriété, s’imprègne de toute la nature
environnante. Elle ne sent pas la froideur qui sévit dehors…
Des coups cognés sur la porte la ramènent à la réalité. Elle se
lève d’un bond. L’immobilité l’a transie, elle a du mal à rejoindre
l’entrée.
- Mademoiselle Jeanne ! Ouvrez-moi je vous prie ! Le travail
de ma femme a commencé !
La jeune fille met quelques instants à reconnaitre le trouble-fête
qui n’est autre que le gardien du domaine. Elle pousse le linteau. Un
jeune homme hagard lui fait face :
- Je ne peux me rendre chez le médecin, les chutes de neiges
ont bloqué la route. Aidez-nous ! je vous en conjure !
Malgré son ignorance dans l’art de l’accouchement, Jeanne
accepte la mission. Elle liste les herbes nécessaires dans le grimoire
et se saisit des encens présents dans le stock de la prêtresse.
Avant
de partir, elle se rend dans l’antre de son grand-père pour l’informer
de son départ. Ce dernier, installé dans son fauteuil de cuir dévore
son ouvrage. La jeune fille l’embrasse, l’aïeul retient sa main et dans
un soupir dit :
- Qu’il est bon de te savoir en paix avec les divinités !
Jeanne lui sourit avec tendresse et rejoint l’employé. La traversée du parc semble irréelle, la neige recouvre la végétation,
elle renvoie la lumière de la lune. Encore imprégnée des dernières
recommandations de sa grand-mère, elle murmure des salutations
à la Déesse.
Dans la petite maisonnette Jeanne découvre une chambre
étouffante seulement éclairée par une cheminée surchargée. Tandis
qu’elle demande au futur père d’aérer la pièce, elle allume bougies
et encens. Des halètements irréguliers la guide jusqu’à la future
maman, elle pose sa main fraîche sur son front. La parturiente ouvre
des yeux emplis de détresse.
- Bonsoir Anna, je vais vous aider. Commençons par respirer
profondément.
Afin de guider la jeune femme, elle prend elle-même une grande
inspiration. L’encens se faufile dans ses narines : le benjoin ravive
sa confiance, en cette nuit de solstice tout est possible. Elle laisse la
déesse guider ses gestes.
Après de longues heures de travail, jeanne dépose un bébé plein
de vigueur sur le ventre de sa mère.
« Lorsque le bonheur envahit ton cœur, n’oublie pas de louer ceux
qui étaient à tes côtés, qu’importe le lieu, pas besoin de rituel, un
simple merci suffit ! » répétait la prêtresse.
Aujourd’hui, après cette épreuve, Jeanne comprend ces paroles,
elles ne sont plus superflues. Elle s’isole dans la pièce voisine avec
deux bougies. Face à l’astre de la nuit elle récite :
Dame de la lune, des étoiles et de la terre ;
Seigneur du soleil, des forêts et des montagnes ;
Je vous remercie.
La jeune fille reste quelques minutes à méditer puis rejoint la
petite famille. Elle récupère l’enfant et laisse le mari au chevet de sa
femme : il est temps de purifier ce petit être !
Ce dernier a bien crié à sa sortie, mais quelque chose intrigue la
jeune fille. Elle l’observe de plus près : ses bras, ses jambes, sa tête,
tout semble en ordre. Pourtant quelque chose cloche ! Elle reprend
l’examen, s’attarde sur ce petit visage tout fripé. Elle comprend
alors ce qui l’a inquiété : le bébé a les yeux clos ! Elle s’approche de
la cheminée afin d’y voir un peu mieux et s’assoit dans un fauteuil.
Là dans la chaleur et le crépitement des flammes le nouveau-né,
avec précaution, soulève ses paupières et lui sourit. De grands yeux
verts semblables à ceux de son grand-père la fixent.
Une larme coule le long de la joue de Jeanne, elle serre le bébé
contre elle. La tristesse la submerge, elle vient d’assimiler avec
douleur que le jour s’est levé pour ce petit être et que la nuit est
venue pour son aïeul !
Le temps passe, tourne la ronde
La vie succède au trépas…
Syhaey, 2019
extrait du "Le grimoire"
Filles de Gyptis éditions